par Tom Bergin et Laurence Frost
LONDRES/PARIS (Reuters) – Plusieurs constructeurs automobiles, parmi lesquels Renault, PSA et Jaguar Land Rover, ont gonflé de plus d’un milliard de dollars (850 millions d’euros environ) en dix ans le chiffre d’affaires qu’ils réalisent sur les pièces de rechange grâce à un logiciel, selon des documents de justice.
Ce logiciel, commercialisé par Accenture, identifie les pièces dont les consommateurs pensent qu’elles sont plus chères qu’en réalité. Dans une présentation à ses clients, la société de conseil a revendiqué un potentiel de hausse des prix de certaines pièces pouvant aller jusqu’à 500% sans s’aliéner les acheteurs.
Ces détails figurent dans une plainte déposée contre Accenture par l’informaticien qui a créé le logiciel. On y découvre que les constructeurs automobiles utilisent des technologies sophistiquées pour profiter de l’ignorance des consommateurs.
Pour certains experts, l’affaire souligne à quel point les logiciels de “pricing” peuvent exposer au risque de pratiques anti-concurrentielles.
Le logiciel, dénommé Partneo, se base sur ce qu’Accenture qualifie dans ses présentations de “méthodologie de la valeur perçue en matière de prix”. Celle-ci permet aux constructeurs d’identifier les pièces qui, en raison de leur apparence, ont plus de valeur aux yeux des consommateurs que leur coût réel.
Les groupes peuvent ainsi “augmenter les prix de vente qui sont inférieurs aux plafonds psychologiquement acceptables”, explique Laurent Boutboul, le créateur du logiciel, dans le texte de la plainte.
Celui-ci accuse Accenture de ne pas lui avoir payé le montant convenu pour le rachat de sa société en 2010, et de porter atteinte à sa réputation en commercialisant et en configurant Partneo d’une manière non conforme aux règles de l’antitrust.
Les documents judiciaires et les présentations ont été obtenues par le site français d’information Mediapart et partagés avec Reuters et le réseau européen d’organes de presse d’investigation EIC.
Accenture a démenti que son logiciel contrevienne aux règles de la concurrence ou qu’il induise en erreur les consommateurs.
“Les solutions de ce type, qui permettent aux entreprises d’évaluer et de piloter leurs produits, sont très répandues dans toutes les industries. Elles aident les sociétés à analyser la visibilité et la disponibilité des pièces de rechange”, a dit le groupe dans un communiqué.
Renault et PSA ont répondu de leur côté que leurs politiques tarifaires étaient justes.
“La stratégie d’après-vente du groupe consiste à offrir des gammes de pièces de rechange répondant aux besoins de tous les consommateurs, quel que soit leur budget, avec le plus haut niveau de fiabilité et de sécurité”, a dit PSA dans un communiqué.
Renault, pour sa part, a indiqué “s’efforcer de fournir à ses clients une grande variété de pièces de rechange de qualité, dont le prix est calculé sur des paramètres que Renault considère justes et équitables.”
Jaguar Land Rover a refusé de commenter ces informations.
L’avocat de Laurent Boutboul a indiqué de son côté ne pouvoir commenter “des chiffres confidentiels provenant d’un processus judiciaire en cours” ou “l’aspect éthique” du logiciel.
UN PUISSANT MOTEUR DE REVENU
Les logiciels de gestion tarifaire sont de plus en plus utilisés depuis deux décennies.
Emilio Calvano, professeur assistant à l’Université de Bologne, qui étudie les algorithmes de prix, explique que certains supermarchés baissent les prix des légumes si la météo annonce des températures élevées, car les denrées périssables risquent de se dégrader plus rapidement.
D’autres logiciels aident les entreprises à proposer des remises ciblées aux clients les plus sensibles au facteur prix, ou à augmenter les tarifs pour ceux qui le sont moins.
Les constructeurs automobiles sont pointés du doigt depuis longtemps pour les marges importantes réalisées sur les pièces de rechange. Si, avec de la chance, un constructeur peut dégager une marge opérationnelle d’un peu plus de 10% sur la vente d’un véhicule, “la marge brute sur les pièces détachées peut grimper jusqu’à 90%”, a indiqué Accenture dans une présentation de 2013 destinée à la branche sud-africaine de BMW.
Car si le marché des véhicules neufs est transparent et compétitif, celui des pièces de rechange est moins liquide et plus opaque, en partie parce que certaines pièces sont protégées par des brevets.
Aux Etats-Unis, les assureurs exhortent le Congrès à restreindre, au nom de la concurrence, ces clauses d’exclusivité qui permettent aux constructeurs de gonfler la facture, acquittée en partie au final par les assurances. En France, le monopole des constructeurs sur les pièces de carrosserie visibles a été dénoncé en 2012 par l’Autorité de la Concurrence, puis a fait l’objet d’un vif débat en 2014 à l’Assemblée nationale.
Accenture, au contraire, a expliqué aux constructeurs qu’il pouvait les aider à gagner encore davantage sur les pièces.
Dans des présentations adressées à au moins six groupes automobiles, il leur recommande de doubler les prix sur de nombreuses références. Dans une présentation au japonais Mitsubishi, il suggère de porter le prix d’un badge de marque argenté de 14,42 euros à 87,49 euros, soit un bond de 507%.
Selon les documents destinés à plusieurs clients potentiels, Partneo aide ses utilisateurs à gonfler en moyenne de 10% à 20% le prix de leurs gammes de pièces de rechange.
Il n’existe pas de preuve que Mitsubishi a utilisé le logiciel pour augmenter ses prix, et le groupe japonais a refusé de faire un commentaire. BMW, de son côté, dit avoir décidé de ne pas utiliser Partneo.
Selon une présentation d’octobre 2013 à Volvo, le logiciel a permis à sept constructeurs “de réussir un gain annuel” de 415 millions de dollars cumulés (350 millions d’euros environ).
QUELLE SUPERVISION POUR QUELS PRIX
Partneo tient compte aussi de la réaction potentielle des assureurs. Le logiciel range dans des catégories distinctes les pièces “avec ou sans supervision tarifaire d’une tierce partie”, selon trois présentations vues par Reuters.
Cette distinction permet au logiciel de prévoir des hausses de prix plus mesurées, voire des réductions, sur les références les plus fréquemment surveillées par les compagnies d’assurance ou les publications spécialisées.
Selon la plainte de Laurent Boutboul, le logiciel utilise une stratégie visant à contourner le panier de pièces de rechange utilisé en France par SRA (Sécurité et réparation automobiles), organisme professionnel créé en 1977 auquel adhèrent toutes les entreprises d’assurance automobiles, pour mesurer l’inflation des pièces détachées.
Prié de dire si le logiciel fonctionnait toujours selon ce principe, Accenture a refusé de faire un commentaire.
Les logiciels de pricing sont aujourd’hui dans le collimateur des régulateurs européens, ceux-ci craignant qu’ils puissent créer dans les faits des situations de cartels, même si l’entente n’obéit pas à la définition traditionnelle de l’accord verbal sur des prix entre deux humains.
Conscient de ces risques, Accenture a produit un “protocole” sur la manière de commercialiser et de configurer le système pour chaque client afin de respecter les règles de la concurrence, selon les documents de justice.
D’après un ancien consultant qui a témoigné au nom de Laurent Boutboul, des informations confidentielles ont été partagées entre des clients d’une manière contraire, selon l’informaticien créateur du logiciel, aux règles antitrust.
Accenture a déclaré que Partneo ne partageait pas d’informations entre ses clients et que l’autorité française de la concurrence avait indiqué, après avoir examiné le logiciel, ne pas voir de raison d’ouvrir une enquête.
Avec Gilles Guillaume pour le service français, édité par Jean-Michel Bélot