C’était samedi 19 mai. Le monde entier avait les yeux rivés sur cette Jaguar Type E. C’est à bord de ce cabriolet de 1968 aux lignes très british qu’après la cérémonie Harry emmena Meghan, son épouse de quelques minutes. La monarchie britannique est attachée aux traditions, elle n’en reste pas moins attentive aux changements d’époque. Le prince Harry a donc fait reconvertir cette Jaguar avec une propulsion électrique. La publicité est immense pour la marque automobile britannique engagée depuis deux ans dans une gamme électrique. En réalité, le choix des jeunes mariés sonne la consécration d’une nouvelle ère de l’industrie automobile.
Un virage qui était pourtant très loin d’être évident il y a encore trois ans… Les constructeurs qui intégraient des voitures 100% électriques se comptaient alors sur les doigts d’une main et les investissements dans les infrastructures relevaient davantage de l’incantation. Bref, personne ou presque ne pariait sur la voiture électrique, c’est tout juste si les constructeurs consentaient à envisager des voitures hybrides, forcés en cela par les objectifs de réduction de CO2. En effet, l’Europe impose que les constructeurs réduisent leurs émissions moyennes à 95 grammes de CO2 à horizon 2021. Pour atteindre une telle moyenne, il suffisait d’intégrer quelques modèles hybrides dans la gamme et le tour était joué.
Autonomie : de 150 km à 450 km
Sauf qu’entre-temps, l’affaire Volkswagen a créé un puissant électrochoc, tant dans l’opinion publique que chez les constructeurs eux-mêmes. Les vœux pieux ne pouvaient plus suffire pour se racheter une virginité auprès d’une opinion publique trompée. La rupture technologique devenait la seule solution. C’est tout naturellement qu’ils se sont alors tournés vers la voiture électrique.
« Le scandale Volkswagen a fait faire un bond en avant, mais il y avait aussi la fusée Tesla », raconte Jean-Patrick Teyssaire, président d’Electric-Road, un forum autour de la voiture électrique qui aura lieu à Nantes les 18 et 19 juin.
La voiture électrique élaborée par Elon Musk est alors vue comme la voiture la plus branchée du moment, et les vedettes d’Hollywood se l’arrachent. Le Sud-Africain installé en Californie a montré que la voiture électrique pouvait être un produit de luxe autant qu’un catalyseur de performance, là où les constructeurs historiques ne faisaient que pointer ses limites technologiques.
Des limites ? Il est vrai qu’avec une autonomie souvent réduite à 150 km, la voiture électrique ne faisait pas rêver… Sauf que, depuis, et c’est probablement la deuxième évolution de ces dernières années, le triumvirat Leaf (Nissan) – Zoé (Renault) – i3 (BMW) est passé à une autonomie entre 300 km et 400 km. Autrement dit, la voiture électrique devient intéressante pour un usage urbain et extra-urbain. Le regard sur la voiture électrique n’est plus le même.
Les budgets des constructeurs et l’impulsion de l’État
Les constructeurs qui, jadis, moquaient cette technologie, se sont subitement convertis. Et, pour compenser leur retard, ils ont déployé les grands moyens. Le groupe Volkswagen a promis une enveloppe de 20 milliards d’euros pour équiper ses marques de pas moins de 80 modèles 100% électrique d’ici à 2025.
De son côté, Mercedes a carrément lancé un label dédié à l’électrique. Près de dix modèles sous la marque EQ seront ainsi déployés par la marque premium allemande d’ici à 2022.
De son côté, BMW a décidé que l’i3 ne suffirait pas à répondre à la demande. Le groupe munichois a donc annoncé une stratégie “produit” plus étoffée avec 12 modèles entièrement électriques d’ici à 2025, avec des autonomies d’environ 700 km. Car les marques premium doivent courir derrière Tesla, ses 500 km d’autonomie et sa puissance de feu qui permet de faire du 0 à 100 km/h en moins de 3,5 secondes.
Chez les généralistes, c’est également la course. Même PSA l’a compris, et ce, malgré les réticences de son boss, Carlos Tavares. Pour l’heure, le groupe automobile français privilégie la technologie hybride (80% de la gamme sera électrifiée à horizon 2022), mais il y aura bien des voitures 100% électriques dans la gamme, dès cette année pour la marque DS, qui présentera un nouveau modèle au salon de Paris.
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[Cliquez sur le graphique pour l’agrandir. Crédit : Statista*. Source : Agence internationale de l’énergie, AIE]
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Mais toutes ces initiatives seraient vaines sans l’impulsion de la puissance publique. Dès la loi de transition énergétique en 2015, le gouvernement français a mis en place de nouveaux leviers pour développer la voiture électrique. Il a allégé les restrictions pour l’installation de bornes dans les copropriétés. Ces dernières n’ont plus le droit de s’y opposer. Les nouvelles constructions doivent également prévoir l’infrastructure qui permettra d’installer des bornes. Les pouvoirs publics ont aussi institué le statut d’opérateur national d’infrastructure de recharge, en vertu duquel les entreprises retenues sont exonérées de la redevance d’exploitation du territoire. Résultat, la France détient un des meilleurs taux d’équipements en bornes électriques d’Europe, selon l’Association française pour le développement de la voiture électrique (Avere), avec 23.000 points de recharge accessibles.
Des millions d’emplois en jeu
Mais la voiture électrique ne recouvre pas seulement un défi environnemental qui serait relevé à coups de lois et d’investissement en infrastructures. Elle est aussi et surtout un enjeu industriel aussi important que le sera la voiture autonome dans les dix prochaines années. En septembre dernier, Carlos Tavares, Pdg de PSA, mettait en garde contre le retard pris par les Européens en la matière :
« Qui aujourd’hui est en train de se soucier de traiter de la question des mobilités propres dans leur globalité ? Quelles solutions pour la fabrication et le recyclage des batteries, l’exploitation mais également l’approvisionnement en terres rares, la nature de la production d’électricité… », s’était-il interrogé devant un parterre de journalistes réunis au Salon automobile de Francfort.
Selon lui, 37% de la valeur d’une voiture réside dans la chaîne de traction thermique. Si celle-ci devait disparaître au profit d’une technologie maîtrisée par l’Asie, c’est autant d’emplois (des centaines de milliers, voire des millions) et de valeur ajoutée qui disparaîtraient d’Europe.
À Bruxelles, on a bien tenté de lancer un “Airbus” des batteries, mais les candidats ne se bousculent pas à la porte. Bosch a calculé qu’une telle usine coûterait la bagatelle de 18 milliards d’euros. Las, l’équipementier automobile craint que ce projet finisse comme l’industrie éolienne : des surcapacités peu compétitives face à la filière chinoise. Un risque d’autant plus grand que la batterie est appelée à voir son prix baisser significativement dans les prochaines années. D’après une étude Bloomberg News Energy Finance, le prix du kilowattheure pourrait tomber à 70 dollars en 2030, contre 208 aujourd’hui et 800 en 2011. Or les Asiatiques ont déjà une longueur d’avance avec des installations de production déjà opérationnelles et déjà en partie amorties. La baisse des prix rendra moins évidente cet amortissement.
La Chine donne le “la”
Il est vrai que la Chine est probablement l’un des pays qui a été le plus en pointe dans l’aide à cette technologie. Avec les restrictions dans certaines grandes agglomérations, les marques chinoises ont très tôt cherché à se doter d’une gamme de voitures électriques. En 2017, les ventes ont augmenté de 71% en Chine avec 600.000 immatriculations, soit pas moins de la moitié des ventes mondiales. C’est certes seulement 3,3% du marché national, mais déjà deux fois plus que la part de marché en France (1,24%), et six fois plus que l’année précédente. Et ce sont les marques locales qui contrôlent ce marché à 96% !
Pas étonnant que le premier constructeur de voitures électriques du monde soit un chinois. BYD prévoit d’ailleurs de débarquer en Europe. Il a signé avec le royaume du Maroc un projet de trois usines à Tanger pour des véhicules électriques mais également des batteries, afin de desservir l’Europe. Et pour bien contrôler cette filière, les autorités chinoises ont totalement verrouillé les approvisionnements de cobalt, dont la République démocratique du Congo est un des producteurs quasi exclusifs dans le monde. En matière de batteries électriques, l’avantage reste néanmoins aux sud-coréens LG et Samsung, qui contrôlent en grande partie ce marché.
En France, le gouvernement a décidé de lancer sa propre stratégie. Lors d’un comité stratégique de filière réuni le 22 mai à Bercy, les constructeurs et équipementiers se sont mis d’accord avec le gouvernement sur une feuille de route. Celle-ci doit préparer l’industrie automobile française à la transformation majeure en cours dans le monde, que ce soit sur le véhicule autonome ou sur la voiture électrique. L’objectif est de booster le marché de l’électrique en France (des ventes et un parc multipliés par cinq d’ici à 2022) afin de consolider un marché domestique puissant. Les ventes passeraient alors de 31.000 voitures par an à environ 150.000 en 2022. Pour respecter l’objectif de 1 borne pour 10 voitures électriques, le gouvernement prévoit de porter le nombre de bornes publiques à 100.000 en 2022. Certes, ce chiffre fera baisser le ratio actuel, mais le nombre de bornes sera cinq fois plus élevé. En outre, l’Avere estime que dans 85% des cas, la recharge s’effectue dans la sphère privée (entreprise ou domicile). D’autant que ces objectifs ne prennent pas en compte les voitures hybrides rechargeables, qui sont aussi amenées à se brancher à une borne.
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[Porsche va lancer la Mission E, sa première voiture 100% électrique. Elle pourrait accueillir la technologie de la recharge par induction. Crédit : DR]
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Les promesses de la batterie solide
Pour les Européens, il est impératif de reprendre la main sur la R&D, et la batterie solide pourrait être une opportunité de relocaliser le centre de gravité technologique en Europe. Cette technologie promet de résoudre toutes les insuffisances de la batterie classique : autonomie doublée, temps de charge qui se compte en quelques minutes, durée de vie rallongée. « Elle n’a que des avantages », s’enthousiasme Jean-Patrick Teyssaire, qui ajoute : « Dans trois ans, elle est sur le marché. » Toyota vise une mise en service de cette batterie nouvelle génération pour 2025, tandis que Fisker (le Tesla hollandais) a annoncé avoir mis au point une batterie solide d’une autonomie de 800 km pour une minute de charge.
Autant dire que la voiture électrique passerait alors dans une autre dimension. Si la batterie solide tient ses promesses, elle ringardiserait voitures thermiques, hybrides et neutraliserait la voiture à hydrogène dans l’œuf.
Faudra-t-il construire 14 centrales nucléaires supplémentaires ?
Il y a un dernier aspect que la puissance publique devra résoudre, c’est celui de l’infrastructure électrique. Si l’Allemagne produit une grande partie de son électricité par des énergies fossiles et carbonées (40%), la voiture électrique pourra difficilement se justifier. Que n’a-t-on pas lu à ce sujet… D’après certains, il faudrait construire 14 centrales nucléaires supplémentaires pour que le réseau supporte un parc totalement électrifié. Pour l’Avere, ces chiffres relèvent du fantasme absolu. « D’après le bilan prévisionnel de RTE pour 2030, les perspectives de ventes de voitures électriques n’auront aucun impact sur la production d’électricité », rappelle Marie Castelli, secrétaire générale de l’Avere.
« L’enjeu du développement de la voiture électrique est corrélé au développement des énergies renouvelables, explique-t-elle. Le problème de cette énergie, c’est son intermittence : le réseau absorbe mal cette production erratique. La solution, c’est donc le stockage de cette production par une batterie capable alors de réinjecter cette énergie dans le réseau au bon rythme. La voiture électrique peut parfaitement tenir ce rôle en gérant les pics de consommation, mais également de production, comme celle des éoliennes, qui trouvent très peu de débouchés la nuit. »
La charge par induction
Pour Jean-Patrick Teyssaire, l’enjeu infrastructurel de la voiture électrique pourrait être devant nous.
« Les ingénieurs travaillent sur une infrastructure de recharge par induction […], une solution adéquate pour les taxis qui stationnent, mais l’induction pourrait permettre la recharge dynamique, certaines marques travaillent dessus, comme Porsche et sa fameuse Mission E. »
Ainsi, la voiture électrique pourrait non seulement permettre à l’industrie automobile de se racheter une virginité, mais elle pourrait également réenchanter un secteur jusqu’ici coupable de tous les maux. L’avenir dira si l’automobile parviendra de nouveau à faire rêver… Un rêve à plusieurs dizaines de milliards d’euros d’investissements pour les constructeurs !
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(*) Un graphique de notre partenaire Statista.
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EN CHIFFRES
1,24% : c’est la part de marché de la voiture électrique en France au premier trimestre
31.000 : c’est le nombre de voitures électriques vendues en France en 2017
50% : c’est la part des voitures électriques vendues en Chine par rapport aux ventes mondiales
70 dollars : c’est le prix du kilowattheure des batteries électriques attendu en 2030, contre 208 dollars aujourd’hui et 800 dollars en 2011